Une fois de plus, le 3 février 1899, la Chambre de Commerce de Troyes montre son efficacité, combien elle soutient les patrons, et est très souvent à l’origine des lois qui nous régissent aujourd’hui, et que les députés ont rédigé trop souvent rapidement et sans réflexion, devenant inapplicables ! Ah, si la Chambre de Commerce pouvait encore donner un conseil, en s’adressant directement au Parlement ! Elle adresse ce jour là, ses délibérations sur le projet de Loi concernant les « Salaires des Ouvriers et Employés », qu’elle envoie à M. le Ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, ainsi qu’à MM. les Sénateurs et Députés de l’Aube.
Voici une partie de son rapport : « Nous vous apportions, le mois dernier, l’examen critique de la nouvelle loi promulguée sur la Responsabilité des accidents du travail industriel. Nous vous montrions quelles erreurs y avaient été commises. Nous vous montrions, en particulier, comment, rédigée hâtivement et sans souci suffisant de ses conséquences, elle était contraire, dans certaines de ses dispositions, aux intérêts de ceux mêmes qu’elle devait protéger. C’est de fautes semblables dont nous venons vous entretenir aujourd’hui. Elles ressortent d’un projet de loi voté le 8 décembre dernier par la Chambre des Députés sur les salaires des ouvriers et des employés… Nous ne ferions aucune objection à la prohibition du salaire en nature, s’il s’agissait seulement et de façon bien explicite de l’ouvrier d’usine ou d’atelier. Malheureusement, le texte voté manque de précision sur ce point. On peut craindre en effet, qu’en visant les « ouvriers et employés », sans restriction et de la manière la plus générale, il puisse englober tous les salariés, à quelque titre que ce soit, l’ouvrier des champs comme celui de l’industrie, le comptable et l’employé de magasin, aussi bien que l’employé de ferme, le domestique de maison ou la simple servante. Que de difficultés, d’impossibilités même s’il en était ainsi ! Comment concilier la nouvelle règle avec les habitudes séculaires des campagnes ou encore avec les pratiques du commerce et de la domesticité dans les villes, qui font entrer dans le salaire pour un tiers, moitié, quelquefois plus, le logement, la nourriture, souvent même l’habillement ? Comment assurer l’application de la loi à cette catégorie de salariés ? Et, si elle était appliquée, ne serait-elle pas plutôt dommageable à ceux qu’elle prétend avantager ? Nous ne voyons pas, en effet, en quoi l’employé de commerce, l’ouvrier de ferme ou le domestique de maison serait plus heureux, s’il lui fallait pourvoir lui-même à son logement ou à sa nourriture. Pour ces raisons, nous croyons que le projet voté doit s’adresser aux ouvriers et employés de l’industrie seulement. Nous croyons même que telle a été la pensée, tout au moins la pensée première, du législateur. Mais alors, pourquoi un texte aussi vague ? Pourquoi lui avoir laissé une portée aussi générale ? En marquant de façon trop précise sa sollicitude à la partie de sa clientèle qu’il pouvait croire plus intéressée au projet, c’est-à-dire à celle des grands centres, le député, toujours un peu candidat, a-t-il craint de mécontenter celle de la campagne ? A-t-il voulu lui laisser la latitude de réclamer à son tour le bénéfice de la loi ? Nous serions, hélas, fort tentés de le croire ! En tout cas, une telle équivoque serait des plus dangereuses et doit disparaître. Elle mènerait, nous l’avons montré, à des difficultés insurmontables, elle forcerait le législateur à réglementer une matière qui ne peut être réglementée, car les rapports d’employeurs à employés, particulièrement en ce qui touche les salaires et leurs modes de paiement, sont affaire de mœurs, de localités, d’époques, de saisons même. Ils échappent, par cela même, à l’uniformité inflexible d’un texte de loi.
La suppression des amendes et de mise à pied est non moins critiquable. Il est une loi, d’ordre social, que personne ne songe à nier : la Règle s’impose partout où il y a groupement d’individus. Elle se traduit dans l’industrie par la formule : la discipline est nécessaire dans l’atelier. L’assiduité au travail sous toutes ses formes, la régularité de conduite de la part du personnel, sont les conditions essentielles d’un travail rémunérateur, aussi bien pour le patron que pour l’ouvrier. La chose est tellement vraie que les bons ouvriers recherchent de préférence les ateliers où ces règles sont le mieux observées. Quels moyens le patron avait-il jusqu’ici pour obtenir de tels résultats ? Il faut laisser de côté la réprimande paternelle, comme l’a appelée avec une certaine candeur le rapporteur de la commission, de même que les primes ou gratifications accordées en fin de mois ou de quinzaine aux ouvriers qui n’ont encouru aucun reproche. Ces mesures, surtout les dernières, dont nous apprécions fort, au contraire, la valeur et l’influence, n’agissent, en effet, que sur les bons ouvriers. Ils sont la grande majorité, il est vrai, et nous sommes heureux d’en apporter ici l’affirmation personnelle. Mais, quoi que l’on fasse, il y a les autres, sinon mauvais, en tout cas moins dignes de confiance, il y a surtout les jeunes, les insouciants, portés par leur âge, leur légèreté, aux fautes minimes, mais qui n’en demandent pas moins le rappel à l’ordre. A ceux-là, il faut plus que la récompense ou l’encouragement, il faut la répression, il faut le moyen de coercition. A ce dernier point de vue, le patron avait trois ressources à sa disposition : l’amende, la mise à pied, le renvoi. Si l’on supprime les deux premières, le renvoi reste seul, avec sa brutalité et ses conséquences : elles mèneront parfois au chômage, elles se traduiront le plus souvent et pour le moins par les difficultés et les pertes de temps et d’argent résultant pour l’ouvrier de la recherche d’une nouvelle place. En toute sincérité, l’amende, toujours légère, la mise à pied même, qui ne dépassait jamais la demi-journée, la journée tout au plus, n’étaient-elles pas moins dommageables à l’ouvrier ? Il y a plus : l’amende et la mise à pied ont été supprimées, le renvoi est resté le denier, l’unique moyen de sanction à l’autorité patronale. Surgit alors la loi Bovier-Lapierre, qui prétend défendre au patron, sous peine d’amende ou même de prison, de renvoyer un ouvrier s’il fait partie d’un syndicat. Or, comme partout, presque tous les ouvriers sont affiliés à un syndicat quelconque, voici, du coup, le patron désarmé. S’il n’a plus aucun moyen de maintenir l’ordre chez lui, il ne lui reste plus qu’à fermer son usine ! Et alors, voyez l’incohérence de la situation : de deux lois préparées, votées par la Chambre, l’une doit forcément aujourd’hui disparaître devant l’autre, car leur coexistence serait fatalement, irrémédiablement la fin de l’industrie. Encore une fois, est-ce bien servir la classe ouvrière que de lui préparer de telles éventualités ? Les adversaires objectent que les amendes doivent disparaître parce qu’elles sont inutiles et n’empêchent pas la répétition de la faute, ne corrigeant donc rien ni personne. Les fautes se reproduisent malgré les amendes, parce que l’ouvrier, léger ou insouciant, ne tient pas compte suffisamment de l’avertissement qui lui est donné. Mais la perspective de l’amende n’a pas rendu la faute moins fréquente, et souvent même ne l’a-t-elle pas prévenue ? Quant aux règlements d’ateliers, abusifs et blâmables en matière d’amende, dont il a été donné lecture à la Chambre et qui ont pu influencer son vote, il est facile d’en faire justice. On peut certifier qu’ils ont toujours été isolés et à l’état d’exception. On, doit leur dénier la valeur suffisante pour justifier le texte voté, car on ne fait pas des lois pour des cas particuliers, mais bien pour un ensemble de cas. Nous pensons que le maintien de l’amende devrait être accepté par l’atelier, c’est-à-dire inscrite dans un règlement affiché dans l’établissement et déposé au secrétariat du Conseil des Prudhommes, ou, à défaut, au greffe de la justice de paix. Elle devrait être limitée et proportionnée au salaire, et ne pas dépasser le cinquième au maximum. Elle devrait, en toutes circonstances, faire retour à l’ouvrier sous forme de secours ou de toute autre manière. Ces dispositions, pleines de sagesse, maintiennent les avantages du système et en écartent les inconvénients. Il est profondément regrettable qu’elles n’aient pas été mieux accueillies. Quant à la mise à pied, nous ne voyons pas comment on pourra la supprimer d’une manière effective dans la pratique. Comme elle s’impose, dans certains cas, celui de l’ouvrier pris de boisson, par exemple, qu’il faut distraire au danger qu’il court ou fait courir à ses camarades, le patron sera forcé de lui dire : « Je ne vous mets pas à pied, mais je vous renvoie, sauf à vous reprendre ». Ce sera la mise à pied avec ses conséquences, et avec l’hypocrisie en plus. Mieux vaut encore la façon de faire actuelle.
Nous demandons le rejet pur et simple du projet voté par la Chambre des Députés. Si cependant il devait y avoir loi, nous vous demandons qu’il soit modifié comme suite par le Sénat : « Seuls les ouvriers ou employés de l’industrie en seraient justiciables, la mise à pied serait maintenue, les amendes seraient maintenues également, mais réglementées… ».
Sur le bandeau du bas de chaque page, vous cliquez sur "Plan du site", qui est la table des matières, et vous choisissez le chapitre qui vous intéresse.
Cliquez sur "Nouveaux chapitres" vous accédez aux dernières pages mises en ligne.