Les dessous de Troyes



Attaque nocturne


Vidangeurs
Vidangeurs

Charles Brégnard 1886 :! 

« Par une de ces belles soirées d’été, j’arpentais les mails avec mon ami P…, quand il fut pris d’un rire subit, éclatant, nerveux, insensé.

 

Je crus mon ami fou. « Qu’as-tu donc ? » lui demandai-je anxieux. Je n’obtins pour toute réponse qu’une succession de rires. Puis « Attends, je vais te raconter cela. Quel drôle de souvenir !... ».

 

P… se calma et me raconta enfin la singulière histoire qui suit.

 

         Il y a quelque 3 ans, une soirée d’automne, nous revenions Marthe et moi, de prendre le thé chez cette ribaude connue dans le demi-monde troyen sous le nom d’Eugénie et je dois te l’avouer, malgré la présence du spirituel lieutenant G…, nous nous étions si peu amusés chez elle qu’à 9 h 30, nous étions sur le mail. Il faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors, une de ces désolantes soirées, froides, sales, qui sont comme le prélude de l’hiver. Malgré mon parapluie, nous étions bientôt trempés jusqu’aux os.

 

Pas une ombre humaine sur le boulevard, un vrai déluge. Je pestais, je maugréais. Marthe disait : « Mes pauvres bottines, mon pauvre chapeau neuf, mes pauvres plumes, ma pauvre robe, j’aurais bien fait de ne pas sortir ma pauvre polonaise. Les pauvres dentelles de ma pauvre jupe, tout sera perdu, perdu, perdu, tout !... ».

 

Nous étions arrivés à la hauteur de la petite rue Saint-Martin qui dévale vers le vieux cimetière. Le café du Théâtre  nous apparaissait noyé dans une épaisse buée et les feux de ses becs de gaz se réfléchissant dans les flaques d’eau, piquaient la triste place d’une multitude de petits points brillants.

 

Dix heures vinrent à sonner à Sainte-Madeleine, dont la silhouette se profilant dans l’ombre dominait une forêt de cheminées. En même temps apparut la lune, avec un facies bêta, deux grands yeux méchants et une bouche immense édentée. Elle glissa entre deux gros nuages noirs et nous laissa entrevoir 4 grands gaillards munis de solides gourdins, qui, assis sur le petit banc qui fait face à la rue, se levèrent dès qu’ils nous aperçurent et s’élancèrent menaçants à notre rencontre. « Tais-toi », murmurai-je à l’oreille de ma compagne terrifiée, « Tais-toi ! Je t’en prie ! ».

 

Mais ma recommandation était bien inutile, car la malheureuse, paralysée par la frayeur, n’aurait eu ni la force d’appeler ni celle de crier : ses dents claquaient.

 

         A tout hasard, je pris une clef dans ma poche – c’était l’unique arme dont je pus disposer - et bravement je tombai en garde, prêt à vendre chèrement et ma montre et ma vie.

 

         Je me sentis roulé dans la boue, roué, piétiné, frappé à coups de poings sur la tête, à coups de talons dans les reins, les yeux pochés, la bouche ensanglantée, le visage tuméfié et le corps criblé de coups de matraque… cependant je savais bien que je n’étais pas mort et je le sentais mieux encore.

 

« Grand bêta ! Avance donc ! Tu ne vois donc pas ! Mais sens donc !... ». 

 

C’était Marthe qui parlait ainsi en riant comme une folle. Elle se tordait, se pâmait en délirant et ne cessait de répéter en me tirant par le bras : « Mais sens donc ! Sens donc ! Oh ! Don Quichotte, amenez-lui un moulin à… vent ».     

 

         J’étais hébété, ahuri, honteux, confus, penaud et dans mon ébahissement je vis débouler du coin de la rue 4 véhicules de triste aspect, répandant une odeur qui ne pouvait me laisser aucun doute sur leur destination, et au milieu d’un tonnerre de « Huau ! huau, dia ! huau ! dia ! », agrémenté de formidables coups de fouet, je distinguais parfaitement mes pseudo-assassins. C’était… c’était… chut !   Attendez !

 

         Il existe à Troyes un arrêté de police qui interdit aux vidangeurs de pénétrer en ville avant 10 heures du soir et mes 4 bonshommes étaient de braves gens de cette estimable corporation qui attendaient assis sur un banc, le fouet entre les jambes, l’heure d’entrer en fonctions.

 

         Voilà comment j’ai cru être attaqué la nuit, et la volée en perspective que j’ai reçue ne m’a pas fait grand mal.

 

Qu’importe ? Quand le soir, tu verras des voleurs venir à toi, sois circonspect, pas d’impatience, pas d’imprudence : ça pourrait être des vidangeurs.

 

Ca n’est pas gai et c’est idiot d’être battu par persuasion.

 

         Nous étions devant le café du Cirque et je vous avoue franchement qu’il me fallut quelques verres de chartreuse pour digérer l’attaque nocturne dont fut victime mon ami P... ».

 


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