Ordonnances, lois...



Bouilleurs de cru


 

Depuis plus de 200 ans, le régime des « Bouilleurs de Cru » n’a toujours pas fini de faire parler de lui !

 

Leur privilège date de Napoléon lorsqu’il accorda une exonération de taxes pour la distillation de 10 litres d’alcool pur ou 20 litres d’alcool à 50 %, pour ses grognards. Ce privilège fut héréditaire jusqu'en 1960, où, pour tenter de limiter le fléau de l'alcoolisme dans les campagnes mais aussi sous la pression de grands importateurs d'alcool fort ou producteurs français, le législateur en interdit la transmission entre générations. Seul le conjoint survivant pouvait en user jusqu'à sa propre mort, mais plus aucun descendant.

 

Dès le 1er mars 1895, la Chambre de Commerce de Troyes se penche sur ce privilège, et envoie à la Chambre syndicale des vins et spiritueux et de l’épicerie en gros de l’Aube, copie d’un courrier adressé à M. le Ministre du Commerce  et de l’Industrie et des Colonies, à M. le Ministre des Finances, à MM. les Sénateurs et Députés de l’Aube, ainsi qu’aux Chambres de Commerce correspondantes :

 

« Le 14 janvier 1895, le Président de la Chambre syndicale des vins et spiritueux et de l’épicerie en gros du département de l’Aube nous exposait que le commerce des spiritueux était menacé, dans son existence même, par la concurrence déloyale qui lui est faite par les bouilleurs de cru, qui sont arrivés à alimenter en fraude une grande partie de la clientèle. Si l’Etat n’y met bon ordre, les négociants en spiritueux devront renvoyer leurs employés, fermer leurs magasins et disparaître… Leur existence est liée d’une façon très étroite à l’équilibre du Budget… L’alcool n’est pas classé dans les boissons hygiéniques dites alimentaires, c’est presque un produit de luxe. Rien de plus juste qu’il soit frappé d’un droit de consommation même assez élevé. Ce droit, qui était à l’origine, et jusqu’en 1855, de 37 f par hectolitre d’alcool pur, a été porté progressivement, avec les besoins croissants du Budget, à 156 f,25, chiffre auquel il est fixé aujourd’hui. Tous les citoyens étant égaux devant la loi et partant devant l’impôt, il semble équitable que tout consommateur d’alcool paie le droit consommation. Il n’en est pas ainsi cependant, et toute une catégorie de citoyens est autorisée à consommer l’alcool sans en payer les droits. Cette faveur, dont ils profitent et font profiter une multitude de consommateurs, a été baptisée d’un nom qui sonne mal dans un pays démocratique, c’est celui de « Privilèges des bouilleurs de cru ». Qu’est-ce donc que le bouilleur de cru ? La loi organique du 28 avril 1816, qui réglait les dispositions relatives à l’exercice des distilleries, les déclarait non applicables chez les bouilleurs de cru qu’elle définit ainsi : propriétaires ou fermiers qui, chez eux, avec leurs appareils ou des appareils de louage, distillent ou font distiller exclusivement les vins, cidres, poirés, marcs, lies, cerises et prunes provenant de leurs récoltes. Ils sont affranchis de la déclaration, de l’exercice et de l’inventaire. Ils ne doivent pas le droit de consommation sur les eaux de vie employées à leurs besoins domestiques (art de la loi du 28 avril 1819). C’est à l’abri de ce petit article, c’est par cette fissure que s’échappent tous les ans les millions qui suffiraient, et au-delà, à équilibrer le Budget et permettraient de dégrever une partie de la propriété foncière. Ce n’est pas la première fois, Messieurs, que le commerce de l’Aube se préoccupe de la question du privilège. Au mois de février 1872, plusieurs négociants, menacés comme nous aujourd’hui dans leurs intérêts, s’étaient réunis pour chercher d’un commun accord ce qu’ils pourraient faire pour combattre ce privilège. Ils nommèrent une délégation pour aller à  Versailles exposer au Ministre des Finances leurs griefs et leurs doléances. Le Ministre les écouta avec le plus grand intérêt. Son opinion, d’ailleurs, était faite sur le privilège qu’il se proposait de combattre.  Quelques temps après, en août 1872, la Chambre en votait la suppression. Cette loi soumettait à la déclaration et à l’exercice tous ceux qui fabriquaient une quantité supérieure à 40 litres d’alcool. En 1875, le privilège fut rétabli. Nous n’avons point à rechercher à quelles considérations politiques obéissait la Chambre. Il nous est permis, cependant, de dire et de démontrer qu’elle consacrait une inégalité et une injustice. Cela est si vrai que l’Etat a toujours cherché à obtenir des Chambres l’abolition du privilège. Il sait mieux que personne, renseigné qu’il est par l’Administration des Contributions indirectes, quel avantage énorme aurait le Trésor à ce que tout le monde payât l’impôt. Tous les économistes qui ont étudié la Réforme de l’impôt des boissons s’élèvent contre le privilège et le proclament injuste et ruineux pour les finances de l’Etat. En 1887, la Commission extra-parlementaire disait : « Le Trésor, par la diminution des recettes, le commerce honnête par la concurrence déloyale des fraudeurs, la morale par le mépris qu’on fait de la loi, souffrent de cet état de choses. Il est urgent d’y remédier. On a nié que la situation faite par la loi aux bouilleurs de cru constituât un privilège. On a prétendu que les agriculteurs avaient un droit naturel à produire et à consommer l’eau-de-vie provenant de leurs vins et de leurs fruits, comme le pain fait avec leur blé et la viande fournie par les bestiaux abattus. Il y a pourtant entre l’eau-de-vie, d’une part, le pain et la viande d’autre part, cette différence que l’eau de vie est assujettie à un droit de consommation, tandis que le pain et la viande en sont exempts. Or, s’il est un principe fiscal qui soit généralement admis et qui ait été appliqué dans la mesure la plus large dans tous les temps et dans tous les pays, c’est que les taxes de consommation doivent être universelles. On les a même employées dans les temps de privilège pour atteindre les citoyens qui étaient parvenus à se soustraire aux impôts directs. Les impôts de consommation frappent les produits indépendamment de leur origine et du mode de leur production. Qu’ils soient consommés sur place par celui-là même qui les a créés chez lui dans son domaine, ou qu’ils entrent, n’importe dans quel lieu ou n’importe comment, dans la consommation de celui qui les achète, les objets et les denrées frappés du droit de consommation sont assujettis à l’impôt. Le nom même d’impôt de consommation montre qu’il ne s‘agit ni d’un droit sur la vente, ni d’une taxe sur la circulation. C’est comme un prélèvement qui se fait au profit de l’Etat sur ce qui se consomme. Enfin, comprendrait-on, dans un pays où les impôts de consommation seraient assis sur les consommations, que les propriétaires qui ne consommeraient que leurs produits en fussent exemptés ? Ils profiteraient des dépenses générales sans diminuer leur jouissance ni augmenter leur peine. Ils jouiraient des avantages de toutes les dépenses publiques sans y avoir concouru. Aussi, la Commission a-t-elle conclu à la suppression de ce qu’elle considère comme un privilège accordé par la loi aux bouilleurs de cru. Aucune consommation ne peut être soustraite au paiement des droits, sans que ce soit un privilège contraire au principe de l’égalité des citoyens devant l’impôt ».

 

Un ancien Président du Conseil, M. Dupuy, s’exprimait ainsi : « J’espère qu’un jour les bouilleurs de cru, qui ont entravé la réforme de l’impôt des boissons, apporteront sur l’autel de la patrie, dans une nouvelle nuit du 4 août, le sacrifice de leur exorbitant privilège »… Nous avons dit que le privilège avait été supprimé de 1872 à 1875. La suppression n’était complète cependant, puisque ceux-là seuls qui produisaient une quantité supérieure à 40 litres d’alcool pur, soit 80 litres d’eau de vie, étaient soumis à l’exercice. Du coup, 241.000 bouilleurs de cru, sur 278.000, déclarent fabriquer moins de 40 litres… Les quantités frappées du droit, qui étaient descendues, en 1872, à 755.000 hectolitres, sont remontées, en 1873, à 934.000 hectolitres. Le Ministre des Finances en 1875, disait, lorsqu’on discutait l’abrogation de la loi de 1872 : « Nous avons mis la main sur une quantité qui nous a permis d’encaisser 40 millions de plus. La loi sur les bouilleurs de cru a produit des effets extraordinaires. Avec cette loi, j’ai du pain sur la planche ». La loi du 2 août 1872 est abrogée en décembre 1875. Aussitôt le recul se produit, et, en 1876, on constate 18.770 hectolitres en moins. A partir de cette époque, le nombre de bouilleurs de cru ira toujours en augmentant. Ils étaient 270.000 en 1872, ils sont, en 1905, 700.000, et à l’abri du privilège, au plus grand dam du Trésor, et pour la ruine du commerce honnête, ils auront bientôt le monopole de la vente de l’alcool. La fraude commise par les bouilleurs de cru est estimée à près de 200 millions de droits perdus par an pour le Trésor… Au point de vue de la santé publique, nous constatons que l’eau-de-vie produite par les bouilleurs de cru est de qualité mauvaise. La plupart distillent avec des appareils rudimentaires, toute espèce de matières fermentées. L’eau-de-vie ainsi obtenue est nocive et empyreumatique. Les produits affranchis de tous droits, font une concurrence redoutable aux eaux de vie de commerce soumise à l’impôt. Cette concurrence déloyale est aussi préjudiciable au Trésor qu’à la santé publique »… Par suite du privilège, la morale est aussi sacrifiée que l’hygiène. Le propriétaire vend sans scrupule l’eau-de-vie de sa production, il sait qu’il ne peut être concurrencé par le commerçant qui paie les droits, et le propriétaire majore son prix d’autant… Le dernier projet de réforme de l’impôt des boissons présenté au Parlement par M. Raymond Poincaré (président de la République française du 18 février 1913 au 18 février 1920), établit l’équilibre du budget en surélevant le droit sur l’alcool. Est-il rien de plus injuste ?... La fraude, vous lui offrez une prime nouvelle, et vous frappez plus fort sur celui qui paie l’impôt, surtout sur la population ouvrière des villes, pour qui l’alcool n’est plus une boisson de luxe, mais souvent une boisson réconfortante et alimentaire, dont elle paie le droit augmenté encore du droit d’entrée et d’octroi, au total, 2 francs par litre pour un produit dont le prix de revient oscille entre 30 et 40 centimes. Est-ce juste ?...

 

Menacés dans leur existence de commerçants, les négociants en spiritueux vous demandent votre appui pour réclamer des Pouvoirs publics, sinon la suppression du privilège des bouilleurs de cru, qui rétablirait l’égalité des citoyens devant l’impôt, tout au moins sa réglementation… ».

 

                Signé : Félix Fontaine, président.                                                                                                        

 

         En 1959, la loi précise que le privilège n'est plus transmissible par héritage, et s'éteindra donc au décès des derniers détenteurs.

 

A partir de 1993, les bouilleurs de cru non titulaires du privilège peuvent faire fabriquer leur alcool par le distillateur ambulant mais devaient verser une taxe fiscale au Trésor public.

 

Depuis 2008, les bouilleurs de cru ne bénéficiant pas du privilège sont taxés à 50 % sur les dix premiers litres d'alcool pur et ensuite à 100 %.

 

Un amendement de l'assemblée nationale, ratifié voté au Sénat, « proroge » le droit sur les 10 premiers litres jusqu'au 31 décembre 2010.

 

La Loi 2011-1977 du 28/12/2011 « proroge » le bénéfice des 1 000 degrés jusqu'au décès du titulaire (ou de son conjoint). Un amendement de l'assemblée nationale, ratifié par le sénat, stipule que le privilège de bouilleur de cru  est « prolongé à vie », permettant à leurs bénéficiaires une détaxe totale sur 10 litres d'alcool pur distillés par campagne. Les bouilleurs de cru non privilégiés continuent de bénéficier de la remise de 50 % sur la même quantité (10 litres d'alcool pur par an). Pour tous, l'alcool supplémentaire est taxé au maximum.

 

Les deux syndicats de bouilleurs de cru ont passé ensemble ou séparément beaucoup d'énergie à trouver une solution pour que se perpétue la tradition de l'eau-de-vie du récoltant amateur, appelé bouilleur de cru, « leur privilège » n'étant plus accordé depuis une loi passé sous Mendès-France dans les années 1960.

 

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