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Une affaire de farine en 1770


Moulin de Jaillard
Moulin de Jaillard

Au XVIII° siècle, le pain est la base de l’alimentation du peuple, si bien qu’en cas de mauvaise récolte en céréales, la pénurie provoque des émeutes, appelées « émotions populaires ». Les autorités, à tous les échelons, sont hantées par le souci constant de subvenir aux besoins de la population, principalement ouvrière, vivant sinon au jour le jour, du moins à la petite semaine. Il faut peu de chose, en certaines circonstances pour que le peuple s’échauffât, se débordât et se livrât à des voies de fait soit sur les boulangers, soit sur les meuniers, soit encore sur les marchands de grains.

 

         C’est ce qui arriva, entre autres, le 18 juin 1770, à l’occasion d’un transport de blé en provenance d’Arcis-sur-Aube, pour le compte du sieur Buquet, conducteur du moulin de Jaillard, qui appartenait au chapitre de Saint Pierre.

 

         Le 1er juillet 1770, le contrôleur général Terray avait reçu une lettre du sieur Buquet au sujet de faits dont il se plaignait : «… le peuple de Troyes excité par les meuniers et les boulangers m’accablent d’injures, de menaces, en vient même jusqu’à des placards et billets anonymes distribués contre moi à cause d’un établissement de mouture que j’ai fait dans les moulins du chapitre. Le 19 juin, cette populace séditieuse m’a enlevé 1 sac de blé et a percé les autres sacs de plusieurs coups de couteaux sur une voiture que je faisais conduire d’Arcis à Troyes, et qui par conséquent, ne pouvait tendre qu’à augmenter l’approvisionnement. Le lieutenant de police veut me forcer à vendre à des boulangers la moitié de 400 sacs de blé que j’ai acheté pour la mouture et ne veut pas se contenter de l’offre que je lui ai faite de fournir en farine au prix coutant. Enfin, le sieur Huet, lieutenant particulier, qui fait le commerce des grains par personne interposée répand des discours injurieux contre moi…».

 

         Le contrôleur général adresse ce courrier au ministre par lettre du 28 août 1770 et ajoute que ces faits lui paraissent très graves, car l’attentat commis par le peuple en arrêtant, pillant et dénaturant des sacs de blé est une voie de fait, et il conclut : « La ville de Troyes est de tout le royaume, celle où les lois de Sa Majesté sont les plus méconnues, enfreintes, et il paraît qu’il n’y a aucune police pour contenir le peuple…».

 

         Réponse du ministre : « L’information ne doit pas se borner aux seul faits de violence et enlèvement des blés, elle doit rechercher aussi les auteurs des menaces, des billets, des placards et de toutes les voies mises en usage pour ameuter le peuple, et il n’est pas possible qu’il ne soit échauffé par des manœuvres publiques ou secrètes, puisqu’il se porte à des excès sur du blé qu’on lui fait venir d’autres lieux pour sa propre subsistance. Le lieutenant de police ne peut d’après les lois de Sa Majesté, forcer un propriétaire à les céder malgré lui à des boulangers surtout lorsqu’il leur offre de les fournir en farine ».

 

         Mais qui était donc le sieur Buquet, conducteur du moulin de Jaillard, qu’il a pris à bail du chapitre de St Pierre, propriétaire de cet établissement ?

 

         Le 29 avril 1769, le subdélégué Paillot entretenait l’intendant du projet de MM. de St Pierre et de la méthode de mouture de Buquet : « Tout le monde connait les avantages de cette nouvelle mouture… il est reconnu qu’elle rend 3 livres de farine par boisseau, qui est de 36 livres pesant, de plus que l’ancienne mouture. L’avantage du peuple sera, outre cette augmentation, de trouver toujours de la farine prête pour l’argent qu’il aura, de ne pas perdre son temps à aller au marché, et ensuite au moulin pour faire moudre son grain… MM. du chapitre ont tâché de s’associer quelques négociants de cette ville, mais personne n’a voulu risquer ses fonds dans une opération absolument inconnue ici et la construction de ces 3 moulins leur fait une dépense de près de 25.000 livres ».

 

         Le procédé de Buquet avait la faveur des autorités, et Turgot (contrôleur général des finances du roi Louis XVI) écrivait au subdélégué Paillot une appréciation élogieuse de cette nouvelle technique : « Vous n’ignorez pas que c’est toujours contre les meuniers qui tirent plus de farine de la même quantité de grains, et qui mettent par conséquent à portée de vendre le pain à meilleur marché, proportionnellement au prix du blé, que les boulangers cherchent à exciter le peuple. J’apprends qu’on se permet à Troyes des murmures contre le meunier des moulins économiques, qui sont un des établissements les plus nécessaires pour la subsistance et l’approvisionnement de cette ville… Il reste dans cette ville les moulins de la Tour et de Meldançon, sans compter plusieurs autres qui se trouvent dans les environs. Mais il n’est pas douteux que le peuple trouvant son compte à la nouvelle mouture y courra beaucoup et que les autres moulins ou ne feront rien ou seront obligés d’adopter la nouvelle méthode…».

 

         Le 15 avril 1770, Paillot insiste, disant que la nouvelle mouture économique était un établissement très avantageux pour le public, et qu’il était juste que MM. du chapitre de St Pierre prissent un plus gros droit de mouture pour le dédommager des frais que la construction de ces moulins avait occasionné…».

 

         Dans ses courriers des 13 et 15 juillet 1770 Paillot fait mention, à la suite de l’émotion populaire du 18 juin, de l’arrestation d’un particulier « que l’on a été obligé d’élargir faute de preuves, parce que ce fait s’étant passé de nuit, il n’a pas été possible de distinguer ceux qui y avaient donné lieu ». Paillot insiste pour dire que l’on se loue des farines de Buquet, et le débit qu’il en fait justifie mieux que tout autre chose leur qualité. Le prix revient bien au même que le pain que l’on achète chez le boulanger, mais il est meilleur et a plus de consistance.

 

         Le 4 novembre 1770, le contrôleur général l’abbé Terray écrit à l’intendant de Champagne, M. Rouillé d’Orfeuil : « L’établissement des moulins économiques construits à Troyes par le Chapitre continue d’éprouver de fortes contradictions et d’exposer le sieur Buquet qui les exploite à des mouvements et à des insultes de la part du peuple. On cherche à échauffer les esprits en leur faisant soupçonner que pendant la nuit les farines sont transportées pour la destination d’autres villes et même de Paris, et sur le prétexte de cette circulation qui serait permise et devrait être protégée, si elle était effectivement exécutée, on porte le peuple à croire que l’établissement de ces moulins le prive d’une partie de la denrée et est cause de la cherté. Il est évident que cette mouture ne peut que lui être avantageuse, il trouve des farines prêtes à être converties en pain, qui lui sont distribuées  en détail  et à petites mesures suivant la somme qu’il est en état d’employer, et il est dispensé de la nécessite d’aller acheter du grain au marché, d’en attendre mouture et de supporter la perte que lui occasionnerait le gain des meuniers et des boulangers. Je me suis déterminé à écrire directement aux officiers du Bailliage et aux Officiers municipaux pour leur recommander de prévenir le désordre et l’arrêter. Je vous prie de vous procurer par la voie la plus prompte et la plus sûre les renseignements qui vous seront nécessaires pour le protéger dans toues les occasions, de vous faire envoyer le nom des personnes qui pourraient se porter à quelque acte de violence ou à des insultes et de m’en donner avis, afin que je puisse prendre le parti convenable pour réprimer et venir au secours d’un Etablissement que je suis déterminé à soutenir…».

 

         Mais la mauvaise marche des affaires de Buquet altèrent ses relations avec le chapitre, qui, le 14 novembre 1777, lui demande toute diligence pour le forcer au paiement de ce qu’il doit en vertu du bail qui lui a été fait des moulins de Jaillard.

 

         Le 24 août 1778 le chapitre décide de louer Jaillard à un sieur de Laître de Paris. L’affaire ne se fait pas, et le 18 novembre c’est à Antoine Cohais, garçon meunier que ce moulin est loué. Le 28 avril 1786, le bail est au nom de Jean-Claude Roland, conducteur de moulin de la Tour, dont le chapitre cathédral, qui prend à bail Jaillard, avec Françoise Victoire Buquet son épouse.

 

         Quant à Buquet, après sa faillite en 1777-1778, il disparaît de l’histoire alimentaire de Troyes, ce qui lui évita, s’il avait été encore à Troyes en 1789, d’être l’objet de la vindicte populaire.


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