Les dessous de Troyes



Troyes ville morale


Quelle coïncidence ! Aujourd’hui je crée une nouvelle rubrique intitulée «  Les dessous de Troyes », et dans ce premier chapitre, Charles Brégnard jette un regard sur la prostitution à Troyes en 1886. Or, ce même jour, l’Est-Eclair consacre un article sur la prostitution à Troyes en 2017 ! Le lecteur pourra faire une comparaison ! Vous pouvez également voir le chapitre " Prostitution " dans " La vie à Troyes ", écrit il y a 6 ans.

 

« La ville de Troyes est, comparativement à certaines autres cités que je connais, honnête, vertueuse, celle où les mauvaises mœurs sont à la fois les plus cachées et les plus rares.

 

         J’en parle savamment, croyez-le bien, je connais Troyes, ses vices, ses mystères. Eh bien, Troyes est une ville essentiellement morale à côté des cités sudistes, où la prostitution a dès longtemps envahi toutes les couches sociales, du haut en bas, où les rues sont le théâtre de telles polissonneries et de telles immoralités à partir du coucher de soleil, qu’une jeune fille n’y saurait passer sans avoir l’esprit souillé de spectacles révoltants qui n’ont aucun rapport avec l’Immaculée-Conception.

 

         Dans la bourgeoisie, à Troyes, le commerce, le tiers-état enfin, les femmes sont honnêtes, à quelques exceptions près. La dame, dans son comptoir, est plus occupée à tenir sa caisse, qu’à faire de l’œil aux galants. La directrice de magasin de nouveautés qui trompe son mari avec son premier commis dont parle M. Zola dans « Pot-Bouille » est une exception, comme la plupart des types de M. Zola. Je ne dis pas que ces femmes soient « foncièrement honnêtes », mais à Troyes, la bourgeoisie est tout-à-fait « province », si je puis m’exprimer ainsi. Les petits intérêts y luttent dans de petits cerveaux, en outre, la femme qui faute est montrée au doigt, tout le quartier en parle, c’en est fait d’elle, de son commerce, de sa clientèle, c’est sa ruine et celle de son mari. Par intérêt, dès lors, sinon par vertu, la bourgeoise demeure honnête et écarte les amants.

 

         J’arrive au peuple. Ah ! Là… Il faut bien mettre le doigt sur nos misères ! La femme du peuple, la raccoutreuse, l’ouvrière manquent d’éducation, d’instruction, ne sont pas, dès leur enfance, moralisées par une mère, honnête femme, gardienne sévère de ses devoirs et de l’honneur de son mari. Dans le peuple, « la gosse » pousse souvent comme la mauvaise herbe : au début, l’ouvroir, puis quelques mois à l’école, et l’apprentissage.

 

La nuit, l’enfant couche dans la même chambre que son père et sa mère, qui ne se gênent pas devant elle. Parfois, elle couche avec eux et avec ses frères, parfois même sa vertu s’effeuille sous les doigts criminels de ceux-ci.

 

Ces promiscuités sont la plus grande source de démoralisation, dans les quartiers populeux.

 

L’ouvrier n’a pas toujours les moyens d’avoir un logement de plusieurs pièces. Cette économie souvent forcée sur le loyer précipite l’enfant à l’abime, je veux dire dans la prostitution.

 

         La prostitution est une plaie sociale contre laquelle il semble qu’il n’y ait pas de remède tant il y a de temps qu’on en cherche sans en trouver. Tout sollicite la femme à tomber. Je ne parle pas de la fille séduite aux champs qui va à la ville gagner le prix de son infamie ou de son malheur, mais seulement de la Troyenne. La Troyenne du peuple, avec sa robe de quatre sous sur le dos rencontre dans toutes les rues la soie, l’or, les diamants. Elle a les mains rouges de travail, gagne trente sous par jour et aperçoit de tous côtés de magnifiques toilettes qui excitent sa jalousie, elle est coquette comme toute troyenne qui se respecte. Un jour on lui dit qu’elle peut, elle aussi, être richement vêtue. Elle ne sait pas la malheureuse, préparée au vice par les promiscuités dont je parlais, plus haut, vivant à l’atelier dans une atmosphère de jurons, d’obscénités, côte à côte avec des ouvriers débauchés ou de beaux mâles, de coquette elle devient cocotte. Les occasions ne lui manquent pas. Au coin de chaque rue, il y a un homme de plaisir embusqué.

 

Demandez plutôt à nos belles horizontales : Mouche-à-bœufs, Planche-à-pain, la Baronne du Canal, Tortillon, Marie Casse-noix, la Vénus noire… …

 

         Combien alors, raccoutreuses, couturières, modistes, domestiques même, préfèrent la vie facile au dur labeur qui fait les consciences pures !

 

Ces prêtresses de l’amour acquièrent du « chic », du « chien », du « vlan », du « ah ! », tout ce que vous voudrez, puis elles finissent par crever de faim sur quelque fumier.

 

Puisque je suis en train de mettre le doigt sur nos plaies,  qu’on me permette de rappeler encore les détails que je donne dans un autre chapitre. Il est inutile  de faire de l’hypocrisie. Si, à Troyes, nous sommes meilleurs que les autres, nous ne sommes pas parfaits. Il y a dans notre ville, 200 filles connues à la police. Sur ce nombre, 78 sont « soumises », parmi lesquelles 40 sont isolées. Je n’insiste pas, nos lecteurs connaissent la valeur de ces mots. Mes lectrices n’ont que faire de l’apprendre.

 

         Lorsque les filles soumises se présentent à la police, on les interroge, on les conseille : « Qui donc vous pousse à faire un pareil métier ? » demande-t-on, et on essaye de les en détourner.

 

Sur 10 femmes, 2 seulement sont poussées à la prostitution par la misère, les autres par le vice. C’est triste à dire, mais la statistique est là.

 

Celle-ci a fui la maison paternelle parce que « son père était avec une femme », cette autre, une belle grande fille, entre au bureau central avec tranquillité. On est ému, touché de sa jeunesse, de sa beauté, on lui parle avec bienveillance, on lui montre sa mère en larmes, sa famille déshonorée, puis dans quelle terrible existence elle se jette. La jeune fille répond toujours : « Ca m’embête de travailler ». Enfin, reprend-on : « Vous pourriez être domestique ? ». Domestique ! Je ne mange pas de ce pain là ! ».

 

         Je connais 10 anecdotes semblables, mais ce chapitre est déjà long. Tous les renseignements ci-dessus sont d’une scrupuleuse exactitude.

 

On voit que je ne cache pas nos vices, on voit aussi qu’ils sont moins énormes que certains esprits chagrins, qui font chorus avec les étrangers, veulent bien le dire. Quant aux proxénètes et autres femmes du même genre, demandez à la police, elles sont surveillées avec soin.

 

         Ah ! Consolons-nous : nos scandales de Troyes, de Paris même, comme ils sont légers auprès des scandales de Milan, de Vienne, de Berlin, de Londres ! Ce n’est pas Paris la Babylone moderne, ce n’est pas ici Sodome et Gomorrhe ! Sans doute, il y a chez nous des vices, mais…

 

         Mais la Troyenne est un être charmant, tête folle et bon cœur, coquette, aimable, flirtante, (oh ! pardon) troyenne enfin.

 

Seulement… elle a des principes, et ce n’est  pas pour… s’asseoir dessus comme les jolies misses rosées d’Hyde-Parc ».

 


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