Les dessous de Troyes



La Raccoutreuse


Charles Brégnard 1886 :

« A l’heure où… mais je voudrais vous dire sans me servir de doigts de rose, de char de l’aurore, de portes de l’Orient, de voiles de la nuit…

 

Oh ! J’y suis : à cette heure où le jour commence à paraître, voici ce qui se passe dans la capitale de la Champagne : les jolies troyennes, qui viennent de terminer leur rêve d’or, ouvrent leurs beaux yeux bleus, sortent du lit et allongent leurs bras nus, et puis…  mais chut !... Elles vont se lever.

 

Ne soyons ni indiscrets ni impudiques, et portons nos regards ailleurs.

 

Voici dans la rue des hommes à la figure fatiguée, amaigrie, qui passent.

 

Les uns, c’est le petit nombre, ont l’air heureux. Ne leur demandez pas la cause de leur bonheur, qu’ils s’en aillent.

 

En voici, au contraire, qui ont l’air soucieux et regrettent, sans doute, l’argent qu’ils ont donné aux Vénus de la rue Molé, de la rue Champeaux ou d’ailleurs : tant pis pour eux.

 

En voici qui, sous l’influence de Bacchus et de la mauvaise lumière que donne le gaz, se sont trompés dans leur choix, et qui s’en vont maugréant contre la laideur : ceux-là, il faut les plaindre jusqu’au jour tant attendu où la lumière électrique sera installée à Troyes. Alors, leurs erreurs ne seront plus pardonnables.

 

Celui-ci sort furtivement, avec mystère, d’une petite allée qui, de la rue Thiers conduit à la Tour-de-Nesles. Il a l’air confus, honteux, c’est un homme marié qui a fait croire à son épouse qu’il s’en allait à Paris, pour affaires. Laissons-le partir, mais que cela ne lui arrive plus…

 

Voici la raccoutreuse qui déjà a fini sa toilette, est descendue de sa chambre, et qui s’en va gaiement à l’atelier. Vive la raccoutreuse ! Elle est toujours contente

 

Chaque cité a sa physionomie propre, son originalité, un ensemble de traits caractéristiques : Troyes est la ville des raccoutreuses.

 

Les voyez-vous passer par grappes, se racontant les histoires de la veille, les cancans du lendemain, se montrant les bijoux faux du « Monsieur » économe qui s’adonne au « posage des lapins », et riant de la petite qui trottine, là-bas, coiffée à la chien, dandinant ses hanches et sa tournure en caoutchouc dans un costume jaune serin.

 

Ecoutez l’histoire que racontent ses glorieuses camarades.

 

C’était aux premiers jours du printemps ! Au moment où la sève du renouveau donne au sang des titillations enfiévrées et fait exhaler aux fleurs leurs plus enivrants parfums.

 

Boulevard Victor-Hugo, un homme suivait la jolie raccoutreuse

 

Ceci est une histoire vraie, et par cette raison, comme pour beaucoup d’autres, je me garderai de mettre les points sur les i ! Tout ce que je puis me permettre, c’est de vous avouer que le héros fut, et sera longtemps encore je l’espère, l’une des gloires de la bonneterie française. Je l’appellerai M. Z…

 

Donc, M. Z…, ayant abordé notre svelte raccoutreuse, lui dit sa tendresse avec des incantations mélodieuses et convaincues, en serrant dans les siennes ses blanches mains qui tressaillaient. Et elle écoutait avec des jeux de physionomie pleins d’effarouchements et de pudeur en déroute !... répondant par de petits mouvements de buste, des frissons, des soubresauts, à toutes les tentatives… de rapprochement de l’industriel !

 

M. Z… se faisant plus pressant, et plus affolé encore, Mlle A… succombant à la fin, dans cette lutte homérique, laissa filtrer, de ses lèvres roses, un « oui » désespéré quand il lui demanda de gravir avec elle les trois étages de sa demeure, boulevard du 14 juillet.

 

« Mais, dit-elle, subitement émue, mon propriétaire qui habite la maison ne m’a jamais entendue rentrer que seule, que va-t-il penser ? Cela va faire un scandale… Je serai la risée de toute la maison ! Il me faudra déménager ! ».

 

« Non ! riposta-t-il, je marcherai sur mes pointes, modelant mon pas sur le vôtre, et M. X n’ouïra que le bruit de vos seules bottines ! ».

 

« C’est cela » dit-elle soulagée. Et ainsi fut fait.

 

M. Z…, faisant des contorsions atroces, arriva enfin au bout de son supplice. Il pénétra dans le nid de l’oiseau bleu. Adorable nid, tout parfumé, et dans lequel l’amour et le désir semblaient surgir de toutes les encoignures !

 

M. Z, de timide, devint effroyablement entreprenant !

 

On lui résista faiblement ! Puis on ne résista plus du tout.

 

Une heure se passa ! Heure délicieuse, enivrante !... pleine d’exaltation et d’ivresse…

 

Puis un silence succéda enfin à cette tempête de délirantes étreintes.

 

En ce moment un bruit, indistinct jusqu’alors, arriva à l’oreille de M. Z… !

 

On cognait à tour de bras, à la cloison voisine… Et une voix colère et menaçante s’écriait dans un paroxysme de courroux : « Ah ! Sacrebleu ! Ça sera donc toutes les nuits la même chanson ? Je me plaindrai au propriétaire ».

 

M. Z. perdit ce jour-là une de ses plus chères illusions.

 


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