Le département



Napoléon à Brienne


         La petite ville de Brienne vit, en 1625, s’élever le couvent des Minimes, fondé par Louise de Béon-Luxembourg, pour l’instruction des enfants. Protégés par les comtes de Brienne, qui leur firent des dotations assez considérables, les Minimes convertirent, en 1755, l’école qu’ils tenaient en un collège où la langue latine fut enseignée. Cet établissement comptait déjà un grand nombre d’élèves lorsque Louis XVI distribua ceux de l’Ecole Militaire de Paris dans plusieurs collèges de différentes provinces. Par la faveur dont Messieurs de Loménie jouissaient à la cour, le collège des Minimes de Brienne fut érigé en école militaire et destiné à recevoir 100 élèves du roi et 100 pensionnaires. De nouveaux bâtiments furent construits sur un plan plus vaste et appropriés à leur destination. 12 religieux furent chargés de l’enseignement et de la direction de l’école. Une communauté de sœurs hospitalières de Nevers y fut même attachée pour soigner les élèves malades.

 

Le 23 avril 1779, un jeune Corse fut admis chez les bons Pères pour commencer ses études et pour pouvoir plus tard embrasser la carrière militaire. Quel était le nom de ce jeune enfant de neuf ans et demi, dont l’humeur semblait sombre et inquiète ? C’était Napoléon Bonaparte, fils de Charles Bonaparte, député de la noblesse corse à Versailles ! La petitesse de sa taille et son langage, qui, malgré un séjour dans le petit collège d’Autun, n’était encore qu’un patois, moitié français, moitié italien, le rendirent pendant quelques jours un sujet de risée pour ses camarades. Mais peu à peu le jeune Corse, grâce à l’appui de quelques uns de ses condisciples et à la sympathie de 2 compatriotes qu’il rencontre, sort de son isolement. « Son front, un instant affaissé sous le chagrin d’une séparation pénible, se relève et reprend toute son énergie. Ses yeux brillent de leur éclat pénétrant, son geste devient décidé, et son allure digne et ferme. En peu de temps, les accents du dialecte corse disparaissent sans retour dans sa prononciation ». Un de ses maîtres d’étude remarque ce changement si rapide et l’en complimente.  « Monsieur, lui répond le jeune Bonaparte, quand on mange le pain du roi, il n’est plus permis de paraître autre chose que Français ». Cette réponse noble et spirituelle lui conquiert toute la sympathie de ses professeurs et de ses condisciples. Elevé par une mère pieuse, le jeune Corse remplit avec ferveur ses devoirs religieux. Quelquefois même, on le voit se glisser dans la chapelle pendant les récréations, pour y prier secrètement. Le pauvre enfant n’avait alors que Dieu pour intermédiaire entre lui et sa famille. Plus d’une fois il vint chercher dans la chapelle de l’école une solitude qui se peuplait pour lui des souvenirs de sa maison paternelle.

 

         Doté d’une intelligence rare et précise, aimé de ses maîtres et de ses condisciples, Bonaparte, instruit par un pieux catéchiste, vit arriver le jour de sa première communion. Sa conduite et ses sentiments furent ceux d’un enfant bien né. « Il sentit avec une sorte d’exaltation bien naturelle le bienfait de cette fortunée où la grâce descend visiblement en nous ». Jamais il n’oublia son directeur, qui devint son ami, ni la joie ineffable dont son âme fut inondée lorsque pour la première fois « il reçut le pain des anges ». Sur le rocher de Sainte-Hélène, il ne regrettera plus tard ni la puissance ni le bruit du canon, mais l’église et l’aumônier de Brienne qui ont été témoins de ses plus fortes émotions. Le jeune Bonaparte cultiva l’étude des mathématiques, et fit sa lecture favorite des « Hommes illustres » de Plutarque. Elève doux, prévenant et studieux, il obtint quelques succès en géométrie et se lia de bonne heure avec Fauvelet de Bourrienne, qui lui disputait la première place dans sa classe.

 

         Quelques anecdotes authentiques permettent d’apprécier les belles qualités et surtout l’énergie du jeune Corse. Un jour, une division conduite par un Minime s’était répandue selon la coutume dans la campagne pour y faire quelques excursions. Le religieux chargé de la surveillance tomba subitement frappé d’apoplexie. Loin de Brienne, privés de secours médicaux, les élèves se rassemblèrent et agitèrent la question de savoir si le religieux sera déposé dans une maison voisine. Bonaparte s’oppose à cette mesure : « Vous voulez donc, s’écrie-t-il, laisser ici le père Anselme sans soins et sans amis pour veiller sur lui ? Ceci peut être funeste. Il faut plus d’une heure pour envoyer le médecin et les domestiques. Voilà donc deux heures pendant lesquelles le père souffrira sans être secouru ». « Mais que faire ? » objectent les élèves. « Il faut faire un brancard, reprend Bonaparte, nous y placerons le père Anselme et nous le porterons à huit, en nous relayant à tour de rôle. Les élèves reçoivent avec acclamation cette proposition, coupent en un clin-d’œil de grosses branches d’arbre, fournissent leurs mouchoirs et leurs cravates et parviennent à former un brancard assez solide pour y placer un homme. Bonaparte préside aux préparatifs, fait placer le religieux sur un matelas composé des habits des plus grands élèves, et se présente pour porter le malade. Ses camarades s’y opposent parce qu’il est trop faible. Les plus forts se mettent à l’œuvre et commencent la marche. Bonaparte se tient constamment près du brancard, faisant activer ou ralentir le pas, et disant parfois au Minime qui avait recouvré ses sens : « Eh bien ! Père Anselme, comment vous trouvez-vous ? ». « Très bien, mon cher monsieur Bonaparte, répondait le religieux vraiment touché des soins dont il était l’objet, mais je vous fatigue tous ». « Est-ce qu’on se fatigue en soulageant ses maîtres ? », repartait vivement Bonaparte. Le cortège regagna l’école dans le plus grand ordre. Le religieux transporté dans l’infirmerie recouvra bientôt la santé et conserva pour le jeune Bonaparte une bien vive amitié.

 

         Les élèves de Brienne allaient quelquefois visiter l’abbaye de Basse-Fontaine, située sur les rives de l’Aube, et s’élançaient dans l’onde lorsque la température le permettait. Un jour, quelques condisciples de Bonaparte, trompant la vigilance des surveillants, s’éloignent de tous les regards et veulent suivre le jeune Corse. Mais l’un d’eux, épuisé de fatigue, disparaît dans les ondes. Quelques cris retentissent sur les rives et sur la surface de l’eau, la consternation se répand parmi les élèves. Mais hélas, l’abîme a bientôt englouti sa victime ! Un saule fut planté par les condisciples de l’infortuné, sur le bord de l’Aube, pour perpétuer le souvenir de cette mort. Longtemps après, un élève de Brienne, M. de Bourienne, retrouvant cet arbre, admirait la Providence « qui avait épargné le jeune Corse pour changer la face du monde ».

 

         Habité par une noble famille, le château de Brienne, construit sur les plans de l’architecte Fontanes, excitait l’admiration des étrangers. Le duc d’Orléans se rendit en 1781 à Brienne pour visiter cette superbe résidence. Des fêtes splendides et féériques furent données à ce prince, et il présida la distribution des prix. Bonaparte reçut un prix et une couronne de la main de son Altesse. Frappé du jeune âge du lauréat, le prince, en lui posant la couronne sur la tête, lui adressa ces paroles : « Puisse-t-elle vous porter bonheur ! ». Son Altesse, ce jour-là, ne se doutait point que l’Europe, 22 ans plus tard, verrait ce jeune élève ceindre la couronne de Charlemagne, tandis que les Bourbons seraient déchus et proscrits.

 

         L’hiver de 1783 fut rigoureux. Les élèves de Brienne descendaient dans les cours et cherchaient mille moyens de s’amuser et surtout de se réchauffer. Bonaparte, peu communicatif, rêveur et taciturne, se mit avec ses condisciples à construire des fortifications en neige pour les défendre en brave combattant. Chaque jour des remparts s’élevaient et transformaient la cour des récréations en véritable place de guerre. Armés de boules de neige et partagés en deux corps, les jeunes élèves se préparaient, par des combats inoffensifs, « à rendre au nom français son ancien éclat ». Religieux et laïques, tous se plaisaient à ces simulacres de guerre et applaudissaient à ces actes d’un héroïsme pacifique qui révélait une intrépidité dont cette génération devait donner tant de preuves aux yeux de l’Europe entière.

 

         Le 17 octobre 1784, l’élève du roi partit de Brienne pour se rendre à l’école militaire de Paris.

 

En 1793, l’école est supprimée par un décret. Le citoyen Loménie, maire de Brienne, est chargé de payer les dettes contractées par l’établissement. Transformée en maison de détention, l’école de Brienne devient un grand chantier militaire où se fabriquent les caissons et les affûts de canons pour notre armée. Mais bientôt, les terrains sont vendus, et les bâtiments, déserts, tombent en ruine. Longtemps après, Napoléon, se rendant de Paris à Milan, pour ceindre la couronne d’Italie, voulut revoir les lieux témoins de ses jeux et de ses études. Lorsqu’il n’aperçut plus que des ruines, il s’écria : « Ils ont tout détruit, les Vandales ! Mais je relèverai tout cela ! ».

 

En 1841, une succursale de la maison des Carmélites de Troyes a remplacé l’ancienne école, dont on n’a conservé que l’allée de tilleuls, à l’ombre desquels s’exerçait celui qui devait commander l’Europe.

 

A Sainte-Hélène, l’Empereur, en dictant ses mémoires, repense à la patrie qui l’a vu grandir : « Pour ma pensée Brienne est ma patrie, c’est là que j’ai ressenti les premières impressions de l’homme ». Napoléon Bonaparte gardera toujours un souvenir nostalgique de ce lieu cher à son cœur, et ne l’oubliera pas, en lui léguant dans son testament 1.200.000 francs or.

 

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